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2013/08: Le Monde (Marie Aude Roux) 24 août 2013

 |  30 juin 2015

La seconde vie de Claudio Abbado

C’est sous le signe de la « Révolution » que le Festival de Lucerne (Suisse) aborde le 75e été de son histoire depuis qu’Arturo Toscanini a levé son illustre baguette le 25 août de 1938 pour un concert de gala dans le parc de Tribschen, la villa que Richard Wagner occupait sur les bords du lac des Quatre-Cantons. Le prestigieux rendez-vous estival de la Riviera suisse connaît en effet depuis 1999 et l’arrivée du directeur artistique Michael Haefliger un véritable regain. Point fort : Haefliger a réussi à s’attacher en la personne du maestro italien Claudio Abbado l’une des figures les plus emblématiques du monde musical.

De son côté, le chef milanais, qui vient de souffler allègrement 80 bougies le 26 juin, connaît à Lucerne une seconde vie depuis son départ de la Philharmonie de Berlin, en 2002, et une opération d’un cancer de l’estomac en 2000. Il a pris en main la destinée de l’Orchestre du festival, renouant avec la tradition du Schweizerisches Festspielorchester qui, de 1940 à 1993, fit la réputation du lieu avant d’en marquer le provisoire déclin.

Aujourd’hui, les 130 musiciens du Lucerne Festival Orchestra forment une mosaïque d’excellence – autour de quelques solistes internationaux, une cinquantaine est issue du Mahler Chamber Orchestra, les autres viennent du Chamber Orchestra of Europe et de l’Orchestre Mozart, dernier rejeton d’Abbado né en 2004, sans parler des exfiltrés des orchestres de Munich, Berlin, Baden-Baden, Zurich, Lucerne, Santa Cecilia de Rome, Bergen, Porto…

Discret comme à l’accoutumée, Claudio Abbado est sans conteste la star du festival, a fortiori de la journée qu’Arte consacrera à son jubilée. Ce 14 août, le maestro est en répétition dans la superbe salle de 1 840 places du Kultur und Kongresszentrum Luzern (créé par l’architecte Jean Nouvel et réglé par l’acousticien américain Russell Johnson), où se tient depuis 1998 le festival.

Au programme, Brahms, Schoenberg, Beethoven. La mezzo japonaise Mihoko Fujimura, coupe de cheveux à la garçonne et pantalon noir, aborde le fameux Lied der Waldtaube (« Chant de la colombe »), extrait desGurrelieder de Schoenberg. Sa voix sombre, magnifiquement articulée, se mêle aux volutes orchestrales souples et lumineuses, dans une osmose d’une intensité incroyable.

EXTATIQUE ET DOULOUREUX

A 80 ans, Abbado n’a rien perdu de son mystérieux pouvoir de séduction, de son élégance légendaire. Tout juste si la gestuelle a un peu restreint son périmètre dans l’air, mais toujours cette main gauche en aile d’oiseau sculptant dans l’invisible la matière vivante d’une partition aérienne, lissant les sons, les caressant, polissant les couleurs, les lignes, les résonances. Abbado parle peu, regarde beaucoup.

Son credo – l’absolu d’une écoute chambriste entre les musiciens – ouvre sur la fenêtre des vents la dense trame des cordes de l’Ouverture tragique op. 81 de Brahms. Chaque interruption est faite avec courtoisie, un mot plaisant égayant l’orchestre, acquis au-delà du possible. Lui, en chemisette bleu ciel, pantalon sable et gilet rouge, lève le pouce quand un musicien a bien répondu à son attente.

Le lendemain, 15 août, captation de la générale dans le camion studio de la télévision suisse SRF 1 par l’équipe du producteur allemand Paul Smaczny, qui connaît Abbado depuis longtemps et a réalisé en 2003 un magnifique portrait publié chez EuroArts : Hearing the Silence. Les gros plans sur le visage émacié du maestro, extatique et douloureux, le plus souvent spiritualisé par l’amour de la musique, sont fascinants, notamment dans laSymphonie n° 3 op. 55, dite « Eroica », de Beethoven, qui clôt le programme. Abbado a fait de la célèbre Marcia funebre du deuxième mouvement le point d’ancrage d’une interprétation chambriste mais follement luxuriante.

Le début sourd des limbes, violons lovés dans le grain de l’archet, « roulements » voilés des contrebasses. Abbado est connu pour la ténuité de pianissimos au bord de la rupture : cette marche commence à genoux. Elle se mettra progressivement debout. La concentration est si forte qu’elle tient de l’apnée. Au fil des ans, Abbado a créé un Beethoven unique forgé non par la réunion d’éléments distincts – attaque, nuance, vitesse – mais par la parfaite interaction qui les lie. Le 16 août, jour d’ouverture du festival, ce Beethoven soulèvera l’ovation d’un public stupéfait, ravi comme après un rapt divin.


Festival de Lucerne, Europaplatz 1, 6005 Luzern, Suisse. Jusqu’au 15 septembre. Tél. : 00-41-41-226-44-80. De 190 € à 346 €. Journée anniversaire sur Arte le 25 août à partir de 16 heures ; diffusion du concert avec Claudio Abbado le 1er septembre.

2011/07: FAZ, Interview de Claudio Abbado

 |  30 juin 2015

Conversation avec Claudio Abbado

 

Qu’entendez-vous sous la neige, Signore Abbado?

Ca va bien mieux,  dit le chef d’orchestre Claudio Abbado dans sa suite berlinoise. Dans l’interview donnée à la Frankfurter Allgemeine Zeitung, il parle de son amour pour Mahler, de sa carrière musicale, et du son de la neige dans une vallée isolée de l’Engadine.

Par Julia Spinola

9 juillet 2011

Nous nous entretenons avec le chef d’orchestre Claudio Abbado dans la suite de son hôtel berlinois. Devant nous, des partitions et des manuscrits musicaux. Abbado respire le repos, et rayonne d’un charme amical et doux. Il parle de sa voix mélodieuse et très lègère.

Que sont ces manuscrits qui sont devant vous et que vous étudiez ?

Ce sont des remarques d’Alban Berg sur sa « Lulu Suite » que j’ai reçues il y a peu. Des annotations dans la partition, qui sont très intéressantes.

 


Vous avez déjà si souvent dirigé cette partition de Berg depuis 1964. Ces annotations changent-elles quelque chose de votre interprétation ?

Mais bien sûr! On trouve toujours quelque chose de neuf. Regardez par exemple ici ce passage des vents: il est écrit « leierkastenmäßig »(« comme un orgue de barbarie »), cela signifie pour moi que ce thème doit être joué avec une couleur un peu « viennoise ».

 

Vous étudiez les partitions à fond…

Oui ! On y apprend énormément par ce biais. Souvent aussi par les corrections que les compositeurs eux-mêmes ont introduit. Mahler écrit dans ses partitions la moitié de sa vie, sur ses jalousies, sur son grand amour. Et c’est très éclairant. Ce pauvre Mahler a beaucoup souffert : sa femme Alma n’était pas si simple…

 

Récemment on a découvert ses partitions et prétendu, qu’elle aurait été censurée par Gustav Mahler

Comment trouvez-vous les compositions d’Alma Mahler ?

 

Pas vraiment significatives

C’est juste. J’ai fait jadis un Festival Mahler à Edimbourg, où l’on a aussi joué quelques compositions d’Alma. Il m’est clairement apparu que c’était une bonne étudiante – mais pas plus. Elle croyait vraiment être la plus grande. Cela tenait plus à son caractère qu’à son talent.

 

Est-ce que l’année Mahler vous a apporté des connaissances nouvelles ?

Oui mais pas plus que chaque année ordinaire. Les jubilés ne sont toujours qu’une occasion.

 

La musique de Mahler a toujours allumé un débat musicologique, à savoir s’il s’agit d’une musique « absolue » ou d’une « musique à programme ». Ce distinguo a-t-il un sens pour vous ?

A mon avis, chacun peut le voir comme il lui plaît. Pour moi c’est seulement une musique grande et merveilleuse que j’aime. Pour ça, point besoin d’étiquette.

 

Et comment vous situez-vous par rapport aux indications programmatiques de Mahler? Servent-elles en quelque chose à l‘interprétation ?

Oui, on arrive avec elles à des idées nouvelles. Mais c’est justement là ce qui est beau avec les grands compositeurs : on découvre continuellement des aspects nouveaux dans leurs œuvres. La grande musique est inépuisable. Dans la musique, exactement comme dans la vie, il n’y pas de limites. C’est pourquoi j’essaie toujours de réétudier une partition comme si c’était la première fois. Toute autre méthode serait trop simple, et aussi très ennuyeuse

Comment réussit-on à échapper à la routine, quand on est un grand chef d’orchestre ?

Bon, d’abord:  on doit y échapper. Et ensuite : le concept de « grand chef d’orchestre » ne signifie rien pour moi. C’est le compositeur qui est grand. Nous ne sommes que des serviteurs de la musique et avons la charge de la comprendre autant qu’il possible.

Vous étiez ami d’un éminent compositeur, et vous avez travaillé étroitement avec lui. Je pense à Luigi Nono.

 

La collaboration avec Nono fut incroyablement importante et riche d’enseignement pour moi, aussi parce que nous avons fait ensemble de nombreuses créations mondiales. Cela m’a permis de voir comment pense un compositeur, comment il réfléchit à une œuvre. C’est ainsi que j’ai commencé à me représenter, même pour les morceaux plus anciens que je dirige, quelles pouvaient être les idées du compositeur. De plus il est intéressant de voir, ce qu’ont dit les chefs qui étaient liés au cercle étroit d’un compositeur. Ainsi par exemple le trésor d’expérience d’une inestimable valeur de Bruno Walter. Walter, qui depuis 1894 était assistant de Gustav Mahler à Hambourg, l’a suivi ensuite comme Kapellmeister à l’Opéra de Vienne et a dirigé les premières exécutions de Das Lied von der Erde  et de laSymphonie n°9, a beaucoup écrit sur Mahler. Ou bien prenez les textes d’Arnold Schönberg sur l’Ecole de Vienne ou sur Mahler ! Nuria Nono-Schönberg fait toujours des découvertes nouvelles dans ce qu’il a laissé. C’est toujours très instructif de voir ce que Mahler disait sur sa sixième symphonie, que pour comprendre cette musique, il faudrait encore un demi-siècle.  De fait on a besoin de beaucoup de temps pour pénétrer les secrets d’une telle partition. Ou bien prenez le saut qu’a fait Schönberg de Pelleas und Melisande et des Gurrelieder, à ses dernières œuvres : c’est là aussi monstrueux. Déjà dans ses premières œuvres Schönberg travaille sur les douze tons, comme d’autres compositeurs avant lui. Mais la structure et la méthode du dodécaphonisme, il les a développées bien plus tard.

Ils (les douze tons) servent là seulement comme matériel de base, pas comme principe formel

Quand on le voit, alors on peut aussitôt découvrir ces principes dans toute la musique ancienne : chez Bach bien sûr, mais aussi chez Gesualdo. Gesualdo était le plus moderne de tous. Regardez comment il traite les règles d’utilisation des dissonances! Quelle audace! Bach en était totalement transporté. Il serait d‘ailleurs très intéressant de trouver comment il y a eu communication. Bach n’a jamais été, autant que je sache, à Venosa ou dans la Basilicata. Et pourtant il y a eu un contact entre ces deux grands artistes.  Avez-vous visité une fois la Basilicata ?

Encore jamais.

Vous devez y aller!  J’y suis allé moi aussi pour la première fois il y a quinze ans. C’était comme un monde nouveau pour moi. On ne parle jamais de cette région du Sud de l’Italie, alors qu’elle est vraiment intéressante. Il y a là-bas une forte influence de la culture grecque, plus tard aussi bien sûr de la culture romaine ; il y a des trésors architectoniques, de merveilleux amphithéâtres par exemple.

A la finale du prix allemand des chefs d’orchestre, j’ai remarqué une fois de plus, le nombre de choses que doit intégrer un chef en dirigeant: connaissance de la partition, technique de battue, communication gestuelle et mimétique: comment apprend-on cela ?

 

La volonté de faire carrière est pour sûr un faux présupposé. L’important d’abord, c’est un amour profond pour la musique. Karajan, qui était comme un père pour moi, m’a donné de très importants conseils. Il m’avait entendu avec feu le Radio Symphonie Orchester Berlin et à la suite, m’a invité à Salzbourg. J‘ai dirigé les Wiener Philharmoniker dans la Symphonie n°2 de Mahler à ma demande. C’est là que tout a commencé. Karajan m’a toujours conseillé de ne pas faire trop de choses, et de ne diriger que si je me sentais vraiment sûr. Il me mit en garde contre une faute qu’il avait fait étant jeune, de monter sur le podium avec un sentiment d’insécurité.

Il y a malheureusement beaucoup d’exemples de jeunes artistes qui ne peuvent résister aux séductions d’une carrière rapide.

Oh oui, on doit aussi se protéger des stratégies des maisons de disques. Lorsque Deustche Grammophon me proposa de faire un cycle avec toutes les symphonies de Mahler, j’ai accepté à la condition de pouvoir prendre beaucoup de temps pour la faire. Dans l’intervalle j’ai déjà enregistré trois fois les symphonies complètes.

Ecoutez-vous parfois vos enregistrements anciens ?

Oui. Parfois ce n’est pas mauvais, parfois c’est terrible.

Votre compréhension de Mahler a donc changé.

Oui, je suis allé toujours plus profond

Y-a-t-il des compositeurs contemporains qui vous intéressent ?

Lorsque j’ai fondé le festival Wien Modern, j’ai travaillé avec Nono, Boulez, Berio et Stockhausen. Ensuite il y a eu encore le jeune compositeur Wolfgang Rihm. Avec lui aussi je travaille volontiers. C’est un compositeur si intelligent et un homme si cultivé. Avec Henze aussi j’ai fait des choses.

Que faites-vous lorsque vous ne travaillez pas ?

Je vais en montagne, en Suisse : il y a là une vallée, la Fextal, où rien n’a dû changer depuis cent ans. Pas de circulation. On doit y aller en calèche ou à pied. J’y fais l’été toujours de longues promenades, qui sont idéales pour moi pour étudier

Comment étudie-t-on pendant une promenade ? Vous devez avoir la musique dans la tête.

Oui, je laisse la musique traverser ma tête et je répète tout intérieurement. Il y a un tel calme dans ce paysage. Il y même de la neige en été. Et j’aime le bruit de la neige.

Le bruit qu’elle fait quand on marche ?

Non, on l’entend aussi lorsqu’on est rien que sur le balcon

 

Vous entendez la neige?

Naturellement c’est un bruit tout à fait minimal, même pas un vrai bruit, un souffle, un néant de son. Dans la musique cela existe aussi: lorsque dans la partition un pianissimo est écrit qui va jusqu’au rien.Ce rien, on peut le percevoir tout en haut. Avec un orchestre c’est très difficile à réaliser. Les Berliner Philharmoniker réussissent quelquefois.

 

 

Est-ce indiscret si je vous demande comment va votre santé maintenant?A vous voir, ça va très bien.

Cela va bien mieux, j’ai besoin évidemment d’une très grande discipline, avant tout dans l’alimentation. Mais aussi dans le travail. Je ne donne plus autant de concerts : Berlin, Lucerne, orchestre Mozart – et c’est presque tout. Et en même temps j’y fais les enregistrements.

Mais maintenant vous voulez porter en Italie le programme vénézuélien de formation musicale „El sistema“ .

 

Dans certains endroits c’est déjà bien avancé, à Bolzano par exemple, où il y a maintenant trois mille inscriptions. Nous avons une sorte de réseau avec des sessions dans quelques villes d’Italie. A Milan c’est très bien organisé par Maria Maino, à Fiesole par le pianiste Andrea Lucchesini. C’est difficile en ce moment à Naples, aussi dois-je y aller moi-même l’an prochain.

Une toute autre question: avez-vous, même avec votre expérience, encore quelque chose comme du trac?

Bien sûr, toujours. Mais ma règle a toujours été, depuis mes débuts, et pendant ma période à la Scala, de me concentrer sur ce que j’avais à faire, à savoir, soutenir les solistes et les chanteurs sur la scène ou les jeunes compositeurs dont le dirigeais les œuvres. Eux ont à subir une pression bien plus forte que le chef d’orchestre. Cela aide à détourner l’attention de sa propre situation.

Ressentez-vous votre talent comme une tâche, un devoir, à savoir transmettre votre compréhension de la musique?

Oui, je l’ai toujours fait. C’est ce que j’admire par exemple chez José Antonio Abreu, qui a fondé le programme de formation musicale „El sistema“. Ce qu’il a mis sur pied au Vénézuéla : porter 40000 jeunes musiciens sur la route de la musique. Et il élargit toujours plus ses activités : au Brésil, au Mexique..un jour toute l’Amérique du Sud sera musicalisée grâce à son engagement.

Interview de Julia Spinola, FAZ, Juli 2011